Le travail nomade, quand l'inclusion reproduit les inégalités

  • greg rendersÀ l’issue de près de deux années de télétravail forcé, qui ont permis aux entreprises d’accomplir un saut générationnel dans l’organisation du travail nomade, nous pourrions avoir la tentation de pérenniser les dispositifs mis en place. Quoi de plus inclusif, en effet, que de laisser aux personnes qui font le quotidien des entreprises la liberté de choisir leur lieu de travail selon leur besoins propres ?

    Le lundi, j’aime travailler de la maison pour être près de mon cours de yoga de 17h30. Le mardi, je préfère aller au bureau retrouver les collègues. C’est le jour où j’y rencontrerai le plus de monde. Et c’est aussi le jour où on a décidé d’aller courir ensemble pendant la pause-déjeuner. Et c’est souvent le jour où on organise les célébrations et les pots de départ. Le mercredi, je reçois mes repas préparés, rituel entamé lors du deuxième confinement. Je dois donc être chez moi pour réceptionner le colis réfrigéré. Le jeudi, j’aime aller courir le matin avant d’entamer ma journée de travail à la maison ou chez mon compagnon. Le jeudi est également un jour où j’essaie de grouper les workshops au bureau. Jamais trop tôt, pour éviter l’heure de pointe. Et le vendredi, j’aime l’idée de pouvoir commencer le week-end dès l’arrêt de mon ordinateur en fin de journée, sans avoir à effectuer un trajet devenu bien superflu. Bref, cette liberté me convient et je peux improviser chaque jour de la semaine, sans contrainte.

    Ça, c’est ma nouvelle vie. Et c’est plutôt cool d’envisager l’organisation du travail nomade de cette façon : les gens peuvent désormais travailler où ils veulent, sans contraintes. C’est ça, l’inclusivité. Après tout, on a tout l’équipement requis pour le travail nomade, donc pourquoi vouloir revenir à un temps de "présentialisme" désormais révolu ?

    À y regarder de plus près, le travail nomade n’est pas qu’une question d’inclusivité. Il est également favorable à la diversité. En effet, un certain nombre de personnes auparavant fragilisées sur le marché de l’emploi ont trouvé, grâce à cette nouvelle organisation du travail, une plus grande ouverture du côté des entreprises, qui craignent moins le travail à domicile. L’on peut penser aux personnes à mobilité réduite, par exemple, pour lesquelles des déplacements quotidiens constituent une charge lourde. Ou encore aux personnes à profils spécifiques, qui ont parfois besoin d’un environnement silencieux pour se concentrer. Ou plus prosaïquement aux personnes de la ruralité, qui peuvent travailler pour des entreprises éloignées de leur lieu de vie sans devoir passer quatre heures par jour dans leur voiture ou dans les transports publics.

    Diversité et inclusion, donc. Le monde d’après serait moins uniforme et plus adapté aux besoins individuels, dans une harmonie inespérée il y a deux ans à peine.

    peopleToutefois, une question demeure : celle de l’équité. Car on se trompe peut-être de point de départ. En considérant que les gens peuvent travailler où ils veulent, on feint d’ignorer les situations de contraintes et les inégalités sociales. Car en réalité, il s’agit avant tout de pouvoir travailler où l’on peut. Pas toujours où l’on veut. Dans mon cas, le vouloir et le pouvoir se confondent. N’ayant ni charge de famille, ni distance abusive à accomplir pour me rendre au bureau, ni handicap réduisant ma palette d’environnements de travail possibles, je suis libre comme l’air. Mais qu’en est-il des collègues qui ne peuvent pas se prévaloir de ces privilèges ? Qu’en est-il des collègues qui, comme avant la pandémie, doivent encore aller chercher les enfants à l’école, préparer le repas du soir, faire les courses pour préparer une sortie en famille le week-end, aller conduire les enfants à leurs activités sportives ou d’apprentissage différencié, rendre visite à un parent isolé, se rendre chez le kiné ou accomplir de fréquentes visites médicales ? Qu’en est-il des collègues qui n’ont pas les moyens d’habiter dans un centre urbain près du siège de l’entreprise ? On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne lorsqu’il s’agit de choisir son lieu de travail. Et c’est là que la question de l’équité doit se poser. Car pour beaucoup de ces personnes, la seule solution réside dans le travail à temps partiel ou dans l'exclusion du marché du travail.

    Certes, les inégalités sociales naissent en-dehors de l’entreprise. Et leurs origines sont complexes et multifactorielles. L’entreprise seule ne peut assumer ni régler l’ensemble de ces inégalités. Cependant, elle peut décider d’agir à son niveau, en mettant en œuvre ce que le président de Sodexo Belgique-Luxembourg appelle des « actions correctrices d’inégalités ». En laissant la liberté du lieu (et de l’horaire) de travail, l’entreprise laisserait le ruissellement des inégalités se poursuivre. Et se reproduire en son sein. Et l’on sait à quel point les cercles informels de pouvoirs, ceux qui permettent bien souvent la mise en lumière et l’avancement des carrières, se concentrent dans les rencontres physiques. Il y a évidemment la fameuse machine à café, mais également l’ascenseur, les rencontres fortuites, les célébrations, team-buildings et autres évènements professionnels - trop souvent organisés en soirée et en centre urbain.

    En laissant la liberté de choix du lieu de travail, on risque d’accentuer ce qui préexistait déjà dans l’indifférence quasi-générale : une pyramide hiérarchique majoritairement mâle, valide et à l’indice socio-économique élevé. Lorsque des individus se rencontrent dans un cadre de relations de pouvoir – et l’entreprise en est un -, la liberté profite aux catégories déjà dominantes. Ce sont elles qui pensent ou fixent les règles, pas toujours en pleine conscience de leurs privilèges. Et ce sont elles qui ont réellement la liberté de choix. N’espérons pas dès lors réduire les inégalités et espérer une plus grande diversité parmi les cadres et les organes de direction si nous n’entamons pas un trajet de responsabilité d’entreprise pour permettre l’accession de toute la diversité aux différents niveaux de l’entreprise.

    Ce n’est pas un monde idéal. Nous ne réduirons pas toutes les inégalités avec ce cadre. Si celles-ci trouvent leur source en-dehors de nos murs, faisons en sorte que nos murs servent de rempart. Cette petite pierre à l’édifice complexe d’une société plus juste et plus prospère, nous prenons la responsabilité de la poser. Car une société plus juste et plus prospère profite à tout le monde, y compris au monde de l'entreprise.

    Nous assumons les limites de notre démarche et les débats qu’elle suscite. Trouver l’équilibre entre équité, diversité et inclusion n’est pas facile. Mais nous y réfléchissons. Et nous y travaillons à notre échelle. Car tout commence au quotidien.

    Greg Renders, Corporate Responsibility Manager Sodexo Benefits & Rewards Services 

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